Et si Gordon Ramsay était informaticien ?

Depuis quelques temps je ne rate pas un épisode de l’émission Cauchemar en cuisine, qui est diffusée sur plusieurs chaînes télévisées françaises de la TNT ou du câble.

Le concept de cette émission est assez simple : Gordon Ramsay, un chef cuisinier écossais renommé, vient en aide à des restaurateurs au bord de la faillite. Là où ça devient amusant, c’est que Gordon n’a vraiment pas sa langue dans sa poche ; il n’hésite pas à s’énerver très fort quand il le faut, pour faire prendre conscience aux gens qu’il sont sur la mauvaise voie.
Bon, la traduction française a tendance à édulcorer son langage. Ainsi, la phrase «I will smash this plate on your fuking head» est devenu «Je vais casser cette assiette sur ta tête de bois»…

Au fil des épisode, on peut voir des cuisiniers sans talent, des gérants à l’égo stratosphérique, des restaurants complètement vides, des engueulades à côté des clients, …
Gordon goûte les plats, regarde comment fonctionne l’organisation du personnel, étudie les comptes financiers. Il met ensuite les responsables − le propriétaire, le gérant de salle, le chef cuisinier − face à leurs lacunes, leurs faiblesses, leur fainéantise, leur désorganisation. Quand les problèmes ont été compris (au bout de quelques bonnes engueulades hautes en couleur), il met en place un plan de bataille qui permet de remonter les résultats du restaurant.

Il utilise souvent les mêmes recettes (au sens figuré du terme, désolé je n’ai pas pu m’en empêcher) d’un restaurant à l’autre, mais à chaque fois avec des résultats différents. Ce qui est vraiment intéressant, c’est qu’il met en application des principes qui tiennent plus de l’entrepreneuriat que de la restauration. Il y a beaucoup d’inspiration à trouver là pour une équipe technique.

L’étude de marché

À chaque fois, Gordon fait un petit tour dans la ville où il est tombé. Il fait attention aux autres restaurants existants, et essaye de trouver le type de restauration qui n’est pas représenté. Il regarde aussi la clientèle existante (ou ce qu’il en reste), et à partir de tout ça il invente un nouveau visage au restaurant pour lui faire trouver une nouvelle clientèle.
Cette nouvelle identité est souvent mal vécue par les patrons qui voient leurs habitudes remises en question. Le menu est complètement revu (je vais y revenir), le restaurant est redécoré, parfois même renommé. Mais ce nouveau positionnement est gagnant, et l’augmentation des bénéfices lui donne toujours raison.

N’importe quelle entreprise doit appliquer les mêmes principes. Avoir une bonne idée de produit ou de service ne veut pas dire qu’on va pouvoir le monétiser suffisamment bien pour que cela vaille la peine de créer une entreprise. Il faut donc être pragmatique et se confronter à la réalité du marché et − sans sombrer dans l’immobilisme pour autant − se renseigner sur les réelles opportunités qui s’offrent à nous.
Par la suite, il faut penser qu’un concept peut être valable à une époque, mais ne plus l’être par la suite. Il faut savoir se remettre en cause. Garder le même cap contre vents et marées n’est pas une preuve de force, mais d’obstination imbécile. Au contraire, être capable d’évoluer quand il le faut − sans devenir une girouette − est une preuve d’adaptabilité.

La communication et l’organisation

Le monde de la restauration a ceci de particulier qu’il y a une dualité systématique : d’un coté l’équipe de salle est au contact des clients, recevant les pourboires (quand tout va bien) et les critiques (quand tout va mal) ; de l’autre côté, les cuisiniers œuvrant dans l’ombre pour préparer les plats. Quand les rouages viennent à se gripper d’un côté ou de l’autre, cela se passe toujours pareil dans les restaurants en difficulté : les deux équipes ne communiquent plus. Au lieu de travailler efficacement ensemble pour résoudre les problèmes, au lieu de compenser quand il le faut, les deux équipes se rejettent la faute et finissent par s’engueuler.

Les serveurs doivent prendre les commandes, les cuisiniers doivent les traiter rapidement, les serveurs doivent ensuite les servir dans le bon ordre. Cela semble simple, mais il suffit que les cuisiniers se sentent débordés par le nombre de commandes pour que les problèmes s’empilent. Les serveurs finissent par attraper le premier plat qui vient, les tables sont servies à moitié, ce qui ajoute au stress en cuisine.

La plupart des problèmes d’organisation en entreprise prennent leur source dans un problème fondamental en communication. Des équipes qui ne se parlent pas ne peuvent pas travailler efficacement ensemble. Quel que soit l’activité, quand il n’y a pas d’esprit d’entreprise cela fini en querelles de clochers, chacun rejetant la faute sur les autres. Et quasi-invariablement, quand on ne communique pas bien entre les équipes, cela veut dire que l’information ne circule pas bien à l’intérieur des équipes.

La simplicité

Un des soucis récurrent dans la plupart des restaurants visités par Gordon Ramsay, c’est que le menu offre un choix bien trop fourni. Pour des raisons diverses, certains proposent une liste de plus de 100 plats différents. Évidemment, il est impossible de tenir le rythme en cuisine quand on doit être capable de préparer autant de plats différents. La spirale infernale s’amplifie quand les cuisiniers tentent d’être plus rapide en utilisant des produits congelés ou en conserve ; quand la qualité baisse, tout s’écroule.

Donc l’une de ses premières actions est de réduire le menu, et d’y mettre des plats simples et de bonne qualité. Le chef et son équipe peuvent se concentrer sur des compositions qu’ils connaissent bien, qu’ils peuvent préparer rapidement et avec tout le soin nécessaire. Les commandes ne s’entassent pas, le service en salle est fluidifié. Les plats étant préparés à partir de produits frais, ils sont appréciés par les clients.

Ce type de principe de simplicité est à reprendre à tous les étages. Il vaut mieux avoir une ligne de produits ou de services qui soit réduite mais d’une qualité irréprochable. Il est plus facile de se faire connaître comme étant LE spécialiste d’un domaine particulier, plutôt que comme un généraliste qui fait un peu de tout, jamais très bien, perdu au milieu d’un grand nombre de concurrents.

En informatique, il faut avoir la même approche. Ne pas se lancer dans un long développement inutile qu’on aura du mal à faire évoluer par la suite. Ne pas faire de choix technologiques complexes.

La propreté

Il est toujours amusant − et un peu dégoûtant − de voir que Gordon jette un regard aiguisé sur la propreté des cuisines qu’il visite. Et deux fois sur trois, il oblige les cuistots à tout nettoyer de fond en comble tellement c’est dans un état épouvantable.

Cela fait sourire de voir ça. Mais un chef cuisinier qui oublie qu’une cuisine propre est aussi fondamentale que des produits frais a sûrement raté quelque chose à un moment donné de sa carrière.

À tous les niveaux d’une entreprise, on peut appliquer cette vision. Du code propre, refactoré lorsque c’est nécessaire, sera plus facile à maintenir. Des procédures simples et claires, tenues à jour et expliquées à tout le monde, permettent de travailler efficacement en groupe.
Très basiquement, un environnement de travail propre et sain fait partie des nécessités non négociables.

Le personnel et la formation

Quand Gordon reprend une cuisine en main, il a souvent affaire avec une brigade démotivée. Sans passion pour ce qu’ils font, les cuisiniers bâclent le travail n’importe comment.
Quand on découvre un nouvel épisode, on se dit immédiatement qu’il ferait mieux de virer tout le monde (ou au moins le chef cuisinier). Mais Gordon réussit presque à chaque fois à rallumer la flamme de la passion que l’équipe en place avait perdu. Il fait parfois quelques ajustements de personnel, en plaçant les personnes là où elles seront les plus compétentes ; on a ainsi vu des jeunes plongeurs se retrouver à faire les grillades composant le plat principal du restaurant, le gérant de salle repasser derrière les fourneaux, ou le propriétaire de l’établissement forcé de lâcher complètement les rênes. À chaque fois, l’idée n’est pas de brimer les employés, mais de les aider à faire éclater leur plein potentiel.

Reprendre en main une équipe décomposée repose aussi sur la formation et la discipline. Gordon prend toujours le temps de revoir avec eux les bases de la cuisine ; il les ramène aux fondamentaux du métier et les accompagne jusqu’à la réalisation de nouvelles recettes réussies. À côté de cela, il fait aussi comprendre qu’il n’est pas possible de faire tourner une cuisine fonctionnelle sans que l’équipe entière ne suive les directives d’un chef d’orchestre. La discipline ne sert jamais à gonfler l’égo d’une personne, mais de s’assurer que tout le monde suive le même objectif et avance au même rythme.

Des collaborateurs ne peuvent pas garder leur motivation s’ils ne sont pas correctement formés aux méthodes et outils, et si leurs connaissances ne sont pas régulièrement « aiguillonnées » par l’envie de se dépasser. Et si personne ne donne la direction et le tempo, chacun fini par faire son travail dans son coin, à sa façon, sans cohésion ni efficacité.

Enfin, Gordon sait mettre la main à la pâte quand il le faut, et prouve la valeur de l’exemple. Quand un jeune cuistot doit nettoyer sa cuisine et qu’il a à côté de lui quelqu’un comme Gordon Ramsay qui est le premier à frotter et à astiquer sans s’économiser, ça lui met un peu de plomb dans la tête. C’est encore un enseignement intéressant : quand on encadre une équipe il faut savoir mettre les mains dans le cambouis quand il le faut, que ce soit pour montrer l’exemple ou pour faire avancer les choses plus vite.

17 commentaires pour “Et si Gordon Ramsay était informaticien ?

  1. Excellente émission, quoiqu’un peu théâtralisée par moment (mais c’est sûrement indispensable à la télévision).

    Excellente article également, le rapprochement avec les autres corps des métiers étant assez juste 😉

  2. Merci 🙂

    C’est vrai qu’à chaque fois on retrouve les mêmes éléments : implication, qualité du travail, communication.

  3. J’avoue j’ai lu en diagonale, parce que chez moi il est super tard.

    Pourtant, juste en lisant l’intro, je pense que c’est le meilleur article que tu ai écrit.

    Pourquoi?

    Parce que je ne m’y attendais pas.

  4. Je viens d’entendre une autre traduction rigolote de cette émission : « shitty cold » est devenu « froid qui vous glace le dos »…
    Mouahaha, ça aurait respecté l’esprit de Gordon Ramsay si on avait entendu « froid de merde ».

    Ah, par contre je viens de pouffer de rire en entendant « c’est aussi bon que du trou de balle de vache ». Mais je n’ai pas entendu la version originale…

  5. C’est traduit litérallement je pense, j’ai deja entendu ca, un truc du genre as good as a cow’s asshole.

  6. C’est marrant j’ai fait le jeu HK sur Facebook et j’avais jamais pensé a ce rapporchement. Excellent article, il faudrait faire un tableau comparatif 😉

  7. roh je suis en train de regarder l’emission… C’est enorme merci de m’avoir fait découvrir… et ton analyse est pertinente 🙂 j’adore, c’est super instructif

  8. J’ai plusieurs fois regardé cette émission.
    J’avais retenu certains des points cités mais pas tous j’avoue.

    Par contre, ce qui m’intéresse le plus, c’est la conduite du changement et la facilité avec laquelle il brise la résistance au changement.

    Pour être de part mon métier directement impacté par la résistance au changement (liée essentiellement au référentiel ITIL) je pencherai pour une conclusion (il faut raison garder car il y a beaucoup de mise ne scène dans cette émission) :
    – il faut trouver les leaders du changement
    – s’appuyer sur eux
    – identifier les leviers
    – et surtout, être dans un contexte critique (proche de la faillite pour les resto).
    Je crains que sans ses paramètres cela soit difficile d’obtenir un changement pérenne.
    Cela rejoint somme toute ce qu’écrit Christophe Faurie

    sakura

  9. … hmm, personne de parle du comportement et des propos insultants que ce M. Ramsay tient sans que cela soit nécessaire. Si vous devez vous comporter comme ca avec un équipe dans laquelle vous devez rester… bing le mur !
    J’aime pas du tout ce coté de l’émission, ni ce coté du personnage. Pas du tout.

  10. @Jo : C’est vrai, le personnage est assez grossier et ne se gène pas pour exprimer ce qu’il a en tête de manière brute. Ce n’est évidemment pas cet aspect des choses que j’ai retenu et voulu mettre en avant.

  11. @ Amaury : j’entends bien, j’avais d’ailleurs trouvé les premiers 4 ou 5 épisodes intéressants pour ce qu’il montraient des dérives conduisant à leur perte les entrepreneurs, de même que de la simplicité et du « bon sens » insufflés par Ramsay pour redresser la situation. Las, son attitude outrancière avec ses interlocuteurs m’a fait jeter ma télévision 😕 et je crois (pour ne pas dire je suis sur) que cette seule attitude serait dans la réalité (pas TV) capable à elle seule de conduire une entreprise, un système à sa perte à moyen ou long terme… à moins d’aimer vivre dans le conflit et la « violence ».
    Peut-être Gordon devrait-il se faire « Ramsayiser » lui-même pour corriger le tir ? 😆

  12. Effectivement, son comportement serait générateur de problèmes dans la plupart des entreprises. Il a de la chance (si je puis dire) d’être dans un secteur très hiérarchisé. La pression est telle dans une cuisine que la brigade − le nom est bien choisi − doit marcher au pas, sinon tout s’écroule.
    Dans n’importe quel autre secteur d’activité, il n’aurait pas eu la même réussite ; ou bien il aurait dû changer de comportement.

    Il n’empêche que ses conseils restent valables, et il y a des enseignements à en retirer pour peu qu’on réussisse à passer à travers son arrogance et sa grossièreté.

  13. L’exemple de Gordon (ou sa déclinaison franchouillarde Etchebest) fonctionne bien dans les situations extrêmes et bien identifiées. C’est l’exemple type du « cas nominal » …. des personnages bien castés, des situations attendues, des carence humaines prévisibles. Autre aspect qui a son importance : les gens jouent avec LEUR argent la plupart du temps.
    En informatique, les choses sont généralement moins tranchées. Les projets sortent cahin-caha, les fonctionnalités sont pour la plupart présente et grosso-modo … ça tourne. C’est rare de tomber sur une équipe en situation d’échec total.

    Dans ces petits restos, tu n’as pas la complexité ou le poids d’une organisation, d’un management intermédiaire, d’un empilement générationnel, d’adhérence avec un écosysteme. Avec Gordon/Etchebest, tout est simple : approvisionnements, décoration des locaux, promotion. Gardons à l’esprit que c’est de la télé-réalité, pas la vraie vie.

    La conduite du changement sur la seule bonne volonté des acteurs, c’est totalement hasardeux. Les principes à la mode d’auto-organisation, les principes d’Agilité, c’est la porte ouverte à toutes les excuses, tous les paravents, toutes les excuses.

  14. Pas d’accord. Les enseignements que j’avais relevés sont extrêmement pertinents pour les startups informatiques (je parle évidemment des petites structures, pas des « startups » qui ont déjà plusieurs milliers d’employés). Ces sociétés ont des problèmes de recrutement, de management, d’organisation, de marketing, etc. très similaires.

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